LES INONDATIONS DANS LE GRAND-NORD DU CAMEROUN. QUELLE CONTRIBUTION DE L’INTELLIGENTSIA ? PLAIDOYER POUR UNE PRISE DE CONSCIENCE DU DEVOIR DES INTELLECTUELS DE CETTE REGION VIS-A-VIS DE LEURS SOCIETES
François WASSOUNI, Dr/Ph.D
Enseignant d’histoire à l’Institut Supérieur du Sahel
Université de Maroua, Tél : 673 35 53 91/6 97 68 79 93
S’il est une actualité au Cameroun ces dernières semaines, c’est bien le drame que vivent les populations des régions septentrionales et tout spécifiquement celles du Nord et de l’Extrême-Nord. La situation est grave comme en témoignent les estimations des dégâts avec des milliers de personnes sans abris, des enfants qui ont été contraints d’oublier pour l’instant la route de l’école, des villages et villes saturés, avec l’hospitalité obligée que leurs habitants ont eue à offrir aux nombreuses victimes. L’Etat et ses différentes structures, les partenaires bilatéraux et multilatéraux, les élites desdites régions et de l’ensemble du Septentrion, les partis politiques, se sont mobilisés, pour apporter leur secours à ces humains victimes des furies de la nature et des eaux tout particulièrement. Que de panique avec cette situation qui démontre une fois de plus, l’impuissance de l’homme face aux aléas de la nature, aléas qui ne sauraient être facilement maîtrisés, si des actions en amont n’ont pas été déployées des années auparavant. Le Président de la République Paul Biya en personne et son épouse, de retour d’un séjour privé en Europe, n’ont ménagé aucun effort pour descendre sur le terrain, se rendre compte de la situation. Auparavant, on avait assisté au bal des membres du gouvernement. Pareille contexte difficile constitue une occasion de faire des constats, d’observations intéressantes relatives aux actions déployées ça et là, constats qui peuvent être faits sous un angle purement critique, dans le but d’un appel à une prise de conscience en ce qui concerne certaines attitudes. Je voudrais dans le cadre de cette réflexion m’intéresser à la contribution des intellectuels, surtout les universitaires du Nord-Cameroun, ceux des universités de Ngaoundéré et Maroua tout spécifiquement, qui résident à un pas des zones sinistrées. Quelle a été la contribution de ces derniers dans cette période difficile ? Quelles attitudes ont-ils adoptée ? Comment analyser leurs attitudes ?
Permettez-moi de rappeler à toutes fins utiles que les intellectuels, mieux que les autres corps de la société, ont une responsabilité grande. Constituant une forme de lumière, d’éclaireurs au sens où l’entendait le philosophe grec Platon, avec sa fameuse allégorie de la caverne qui stipulait qu’une fois sorti de la caverne et parvenu à la lumière, le devoir du philosophe que j’assimile ici à l’intellectuels, était de revenir ouvrir les yeux à ses pairs restés dans l’obscurité. Il constitue en quelque sorte un salvateur de la société obscurantiste.
Partant de cette allégorie, je voudrais dire à mes collègues universitaires tout particulièrement, qu’on a constaté notre effacement total face à cette période de crise. Lorsqu’on regarde les médias occidentaux à l’exemple de France 24, CNN et même ceux consacrés au continent africain à l’instar d’Africa 24, TV 5 Afrique, Vox Africa, l’on ne cesse de faire la part belle aux intellectuels, grands spécialistes de telle ou telle question, lorsqu’une actualité brûlante, comme celle qui sévit actuellement dans le Grand-Nord se présente. Curieusement, durant toute cette période dramatique qu’a connue notre région, jamais un débat, un article dans la presse, un plateau radiophonique ou télévisuel où, ne serait-ce que de quelques-uns d’entre nous ont bien voulu donner leurs points de vue, n’a été initié à ma connaissance. On peu saluer un documentaire diffusé à la CRTV où quelques enseignants de l’Institut supérieur du sahel, ont intervenu de façon pertinente. Mais est-ce suffisant ? Pourtant, Dieu seul sait combien de géographes, d’hydrologues, d’hydrogéologues, de sociologues, d’aménageurs, d’environnementalistes, d’historiens, des spécialistes des sciences exactes, étaient capables de réagir, tant dans les médias que par le canal des conférences-débats pour éclairer la lanterne de bien de personnes tant au niveau local, national qu’international. Cette attitude m’a paru bizarre, voire irresponsable.
Doit-on laisser cette responsabilité de parler de notre région, de nos populations, de nous-mêmes aux intellectuels en provenance d’autres parties du Cameroun ou aux journalistes de la région tous seuls ? Et s’ils le faisaient, nous serions sans doute les premiers à les critiquer, les vilipender en disant qu’ils voudraient prendre notre place ou raconter des choses qu’ils maîtrisent peu. En vérité, le laxisme, l’indifférence et le silence qui ont caractérisé l’élite intellectuelle du Nord-Cameroun face à ces inondations est à mon sens inacceptable.
Je ne voudrais pas jeter la pierre sur les autres, car il s’agit d’une irresponsabilité collective dont nous avons fait montre et qui mérite d’être corrigée très rapidement. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons un devoir vis-à-vis de nos populations, de notre environnement, de notre région, celui au moins de prendre la parole face à de tels désastres. Même si nous ne disposions pas de moyens financiers et matériels pour apporter aux victimes, nous sommes en mesure d’éclairer l’opinion locale, nationale et internationale en expliquant un certain nombre de choses. A l’heure où notre région fait face à des sérieux problèmes de développement, comme en témoignent cette calamité dont les conséquences ont été aiguës en partie, à cause de la vétusté des aménagements réalisés il y a des décennies, il y a lieu de nous engager de plus en plus à regarder de très près nos sociétés, regards avec nos yeux des hommes de science. Et au moment où l’on s’achemine peu à peu vers l’effectivité de la décentralisation, les intellectuels du Nord sont plus que jamais interpellés à regarder de très près l’orientation du destin de leur région. Ils ont un très grand rôle à jouer dans ce contexte. Qui d’autre mieux qu’eux, pourrait aider à concevoir et à faire une bonne programmation du développement ? Tous les problèmes des sociétés de cette partie du Cameroun et qui font l’objet depuis belle lurette de nos travaux de recherche, doivent être vulgarisé, débattus pour le bien de tous. Nous aurions tort si nous continuons à les ranger dans les tiroirs, une fois qu’ils ont permis que nous décrochions des gros diplômes. Si la science dont nous sommes les détenteurs n’a aucune dimension opérationnelle, fonctionnelle, utilitaire, à quoi sert-elle donc ? Si ce n’est « une science sans conscience » dont parlait le philosophe français Gaston Bachelard, qui disait lui-même qu’une telle science n’était que « ruine de l’âme ». Si c’est le cas, ce serait bien dommage pour l’humanité, pour nos sociétés et pour nous-mêmes.
Je voudrais inviter plus que jamais l’intelligentsia du Nord-Cameroun qui était taxée d’inexistante il y a de cela quelques années, à une prise de conscience. Avec la création des deux universités désormais, cette fausse hypothèse qui avait longtemps fait école, est aujourd’hui battue en brèche. Maintenant que nous sommes de plus en plus nombreux, les filles et fils du Nord-Cameroun à être universitaires, nous avons l’impérieux devoir de contribuer au devenir de notre région, de nos sociétés. Nous aurions toujours tort de ne pas dire ce que nous savons et ce que nous pensons sur nos sociétés, de ne pas œuvrer pour qu’elles sortent petit à petit de l’obscurantisme dans lequel elles sont pour la plupart plongées. Tel est le message que je voudrais lancer à toutes et à tous, pour que face à de telles situations dorénavant, qu’une action puisse être aussi engagée à notre niveau, aussi modeste soit-elle. Il faut savoir que si très souvent on a vite fait de dire qu’il n’existe pas d’intellectuels véritables dans le Grand-Nord, c’est aussi et surtout parce que nous semblons aimer l’anonymat, l’indifférence au point où là où nous aurions dû être présents, intervenir, prendre la parole, nous laissons très souvent d’autres jouer ce rôle. Et ceux qui s’y aventurent le font souvent de façon maladroite, en racontant des choses insensées, invraisemblables sur notre région. La preuve, c’est que pendant ces périodes d’inondations, les chaînes de télévision privées camerounaises telles que Canal 2, Equinoxe et même la CRTV, ont consacré des débats sur la question sans qu’il n y ait des personnes maîtrisant le milieu qui soient présentes.
Pour conclure, je voudrais interpeller chacun à une prise de conscience. Et c’est aussi l’occasion pour moi de suggérer quelques idées susceptibles d’être exploitées dans le cadre d’initiatives scientifiques. Je pense par exemple à l’organisation d’un colloque international ou d’un projet ouvrage collectif sur les catastrophes dans le Nord-Cameroun, une zone des crises dont les impacts ont influencé parfois la dynamique de toute l’histoire de la région, comme le montre si bien l’important ouvrage du géographe français Alain Beauvilain. Ces inondations à elles seules feraient l’objet d’une multitude de publications. Leurs origines lointaines, immédiates, l’analyse critique des mesures prises, les acteurs impliqués dans la gestion de ces catastrophes et leurs stratégies, les solutions à moyen et à long terme, la question du développement et de l’avenir du Nord-Cameroun à travers cette période de crise, la place du Nord-Cameroun dans la géopolitique du Cameroun analysée sous le prisme de ces inondations, constituent quelques-unes des pistes qui pourraient bien être explorées. Je voudrais aussi lancer l’idée de création d’un forum d’universitaires où bien de choses intéressantes pourraient y être abordées et initiées. Il est temps que nous pensons à nous rapprocher pour des discussions utiles pour nous- mêmes et pour notre région. Je voudrais partager avec vous la pensée d’un philosophe selon laquelle « les philosophes ne sortent pas des terres comme les champignons. Ils sont les fruits de leurs époques ». Assimilant le philosophe à l’intellectuel comme je l’ai dis plus haut, je voudrais dire pour ma part que « les intellectuels sont le fruit de leurs époques, de leurs sociétés envers lesquelles elles ont un devoir : celui de leur montrer la bonne voie pour contribuer à leur épanouissement ». Nous aurions beau être bardé des plus gros diplômes du monde, occupé de hautes fonctions au sommet de l’Etat (ministre, directeur de société, Recteur d’Université, Doyen de faculté, etc), faisant de nous une élite, mais à quoi ça sert une élite qui n’est que de nom ? N’oublions jamais que s’il y a un tribunal auquel nous n’échapperons pas, c’est celui de l’Histoire. Un jour viendra où elle nous jugera et elle ce sera sévère sans doute envers les intellectuels qui sont considérés comme les éclaireurs. Gare à nous, si nous n’avions pas pu éclairer, alors que c’était notre vocation !
Chers frères et sœurs, universitaires et intellectuels du Nord-Cameroun, tel est le message que je voudrais partager avec vous, sans prétention quelconque aucune. Puisse l’Eternel Dieu Tout-puissant bénir le Nord-Cameroun et le préserver de pareilles catastrophes les prochaines années. Qu’il fasse de nous des hommes de science qui puissent jouer un rôle important dans l’épanouissement de nos sociétés des régions septentrionales du Cameroun qui croupissent dans une pauvreté exacerbée par ces catastrophes multiples. Toute ma sympathie pour les populations de l’Extrême-Nord et du Nord sinistrées !
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